Témoignage d’un père en deuil de son fils
Mon fils est décédé un soir du mois de juillet. Il revenait de l’anniversaire d’un copain quand son scooter a dérapé sur du gravier. Il a été tué sur le coup. Il avait dix-sept ans. J’étais anéanti. En tant que père, il fallait que « j’assure ». Auprès de la police, de l’hôpital et des services funéraires qui me sollicitaient pour les démarches à entreprendre et les informations nécessaires. Nos proches et nos amis nous appelaient régulièrement pour prendre des nouvelles de ma femme et de mes filles. On pensait rarement à ne me demander comment j’allais. Tacitement, on attendait de moi que je sois fort, solide. Je donnais le change pour montrer que je maîtrisais la situation, que je savais la gérer, mais au fond de moi c’était un vrai champ de ruines.
« Les mots ne sortaient pas »
Je crois que c’est cette pression sociale qui m’a conduit à me taire, à cacher mon chagrin. Mon silence exaspérait ma femme et elle insistait pour me faire parler, me faire dire ma douleur. Elle agissait « pour mon bien », je le sais, elle pensait sincèrement que seule la parole permettrait d’amorcer un travail de deuil en tous points nécessaire. Mais j’étais incapable de m’ouvrir, incapable de parler.
Ce n’est pas que je ne voulais pas parler, c’est que je ne le pouvais pas. Les mots ne sortaient pas de ma bouche et j’avais le sentiment d’être incapable d’être le mari que ma femme souhaitait alors avoir à ses côtés.
Et puis le corps a parlé
Mon chagrin a bien sûr fini par s’exprimer. Comme il ne pouvait pas le faire par la parole, il s’est déclaré par le corps : l’année qui a suivi la mort de mon fils, j’ai cumulé maladie de peau et mal de dos. Je ne dormais plus que trois heures par nuit, parfois quatre. J’ai consulté des spécialistes, suivi à la lettre leurs traitements mais aucun n’a soulagé ces symptômes qui disaient haut et fort ce que je ne parvenais pas à exprimer de vive voix.
Dans le silence et la discrétion
Mon deuil s’est élaboré dans le silence et la discrétion, loin des regards de ma femme et de mes filles. Je travaillais alors beaucoup, je restais longtemps au bureau, je m’étourdissais dans l’action. Je cherchais à être loin de chez moi, de la chambre de mon fils, de sa chaise dans la cuisine, du garage où il rangeait son scooter à chaque fois qu’il rentrait…
Quand je sortais du bureau, je prenais ma voiture et je roulais. J’empruntais des chemins de traverse. J’ai découvert des villages et des petites églises de campagne que je n’avais jamais vus. Et puis un jour j’ai eu envie de me garer, de descendre de voiture et de marcher. Mais aucun chemin ne me convenait vraiment, aucun ne me tentait. J’ai compris que l’unique endroit où je souhaitais m’arrêter pour marcher en silence était ce tronçon de route où mon fils avait perdu la vie à cause d’un gravier mal aplani.
Un rendez-vous qui n’appartient qu’à nous
J’étais mal à l’aise devant cette démarche, je l’ai trouvée macabre, en quelque sorte. Mais mon obsession pour ce lieu était si forte, si tenace que j’ai fini par l’écouter. Je me suis rendu sur le lieu de l’accident. J’ai garé ma voiture et ouvert la portière en redoutant de voir quelque chose – une trace d’huile ou de pneu, qui sait ? – mais la place était nette. Le gravier avait été arrangé et je me disais, voilà, cela s’était passé ici, sur ce morceau de route calme et somme toute quelconque. C’est ici que notre vie a basculé.
L’air était doux. À l’exception des chants des oiseaux et des bruits de moteur, qui me parvenaient de loin en loin, je n’entendais rien et, pour la première fois depuis ce soir de juillet, j’ai laissé monter l’émotion qui écrasait ma poitrine.
Le cœur déchiré, j’ai pleuré des larmes lourdes en pensant que plus jamais mon fils ne franchirait la porte de la maison, ne me taperait dans la main, ne me défierait pour une partie de basket ou un jeu vidéo. J’ai marché un long moment. Une étape avait été franchie. Je suis revenu le lendemain soir, puis le soir suivant. Aujourd’hui, trois ans plus tard, je me rends encore sur ce tronçon de route et personne, pas même ma femme, ne le sait.
Ces promenades n’ont rien de morbides, rien de tristes. Elles sont autant d’occasions de parler avec mon fils, de lui raconter ma journée, les projets de ses sœurs et de sa mère, de lui donner des nouvelles de la famille, de ses amis. C’est un rendez-vous secret où, peu à peu, mon deuil se fait et où se tisse un lien nouveau et qui n’appartient qu’à nous. Puis je rentre chez moi apaisé et prêt à prendre ce rôle « d’homme fort » que la société m’assigne.
Une histoire d’hommes
Je n’ai jamais réussi à exprimer ce que je ressentais avec l’un de mes proches, pas même avec ma femme. Jusqu’à un certain soir où j’étais resté tard au travail, encore plus tard qu’à l’accoutumée et où l’un des commerciaux de l’équipe est venu me trouver.
Nous travaillions rarement ensemble et nous ne nous étions jamais vraiment parlé. À vrai dire, j’avais même l’impression qu’il ne m’appréciait pas beaucoup… Jusqu’à ce moment où il m’a proposé d’aller prendre un verre avant de rentrer. J’ai accepté presque par politesse. Nous sommes sortis, nous avons marché jusqu’à la brasserie la plus proche du bureau et nous avons parlé de choses et d’autres. Puis sans transition aucune, il a évoqué la mort de sa fille une dizaine d’années plus tôt. Il m’a parlé de ce chagrin qui ne me quitterait jamais, mais avec lequel j’apprendrai à vivre, de cette relation nouvelle qu’il y aura un jour entre moi et mon fils comme elle était présente aujourd’hui entre lui et sa fille.
Depuis, nous nous retrouvons de temps à autre dans cette brasserie. Je lui parle, à vrai dire, je ne parle qu’à lui. Je me sais écouté et respecté dans mon chagrin.
Un jour, je l’inviterai à la maison avec sa femme son fils. Nous ferons un barbecue. Un jour aussi, je montrerai à ma femme la place où je gare la voiture quand je vais parler à notre enfant. Mais pas tout de suite, plus tard, quand je serai prêt. Mon épouse pense que je suis passé à autre chose depuis longtemps, mais c’est tout le contraire : tout comme elle, mon deuil se fait lentement, à son propre rythme, mais il se fait.
François B.
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13 Fév, 2023 à 15h04