Ma mère emportée par le cancer des ovaires
Qu’il est difficile de résumer 18 mois de combat contre le crabe, comme il m’est difficile de résumer en quelques lignes, 28 ans d’amour d’une fille pour sa mère. Ma maman a quitté ce monde. Assassinée par ce tueur silencieux et sournois : le cancer de l’ovaire, à l’aube de ses 62 ans. Lorsqu’elle est diagnostiquée, le crabe a déjà bien pris ses aises puisque la carcinose est ovarienne mais également péritonéale. N’était-il pas normal d’être juste un peu fatiguée à 59 ans ? C’était le seul symptôme, et pourtant, stade 4 ! Le plus avancé, on comprend alors que la partie devra être rudement menée. Et puis, il y a cette ascite (1), cette impressionnante et douloureuse ascite qui déforme son corps. L’annonce fait l’effet d’un tsunami dans sa vie, dans ma vie, dans nos vies.
Chaque étape, chaque épisode de cette tragédie est ancré à moi comme un film projeté en grand écran derrière mes rétines. De l’annonce placide du grand professeur entouré de sa horde d’internes jusqu’à sa dernière respiration qui m’a littéralement broyée de l’intérieur. J’arrête tout, mes recherches d’emploi, mes remplacements, mon quotidien de jeune femme de 24 ans, je me mets entre parenthèses et j’accueille maman, avec le soutien infaillible de ma compagne, chez nous.
Des rituels quotidiens pour la soutenir au mieux
Le cancer organise nos vies, les aménage à sa guise, au rythme des rendez-vous, des consultations, des démarches administratives et des coups bas… Les coups bas sont nombreux. Le crabe domine, s’impose. De l’immense fatigue jusqu’au « retrait » des cheveux avant que leur chute ne soit trop insupportable et douloureuse tant physiquement que psychologiquement. Maman est dévastée. Ma sœur et moi, à genoux devant elle, lui tenons les mains, lui assurant que son visage ne s’en va pas avec la tondeuse comme elle le craint tant, elle est toujours aussi jolie. Il faut qu’elle continue à s’alimenter naturellement, coûte que coûte. Elle ne veut pas de sonde, je le sais. Alors je m’efforce de lui proposer des choses qu’elle affectionne malgré le manque cruel d’appétit. Chaque bouchée est une victoire. Oui, on en est là. Nous instaurons des rituels quotidiens.
Chaque soir, manucure complète, crème renforçatrice pour les ongles, et massages complets du corps, le tout sur une petite musique zen. Les traitements et la maladie abîment l’enveloppe corporelle, il est important d’en prendre soin. Je veux que maman se sente le moins mal possible, qu’elle ne souffre pas des ongles qui risquent de jaunir et de s’infecter, je veux que sa peau conserve toute sa douceur. Je veux qu’elle reste connectée à ce corps qui pourtant la trahit. Je veux que le soir, elle puisse s’endormir légèrement plus apaisée. Je tente ensuite de m’endormir tout en guettant les moindres bruits venant de sa chambre. Si seulement avec mes mains je pouvais chasser le cancer de son corps.
De longs mois de chimio et une lourde chirurgie
Ma maman lutte dignement chaque jour. De longs mois de chimio à subir les effets secondaires que l’on ne peut même pas imaginer. Les nausées communément connues n’en sont qu’un parmi tant d’autres. Il y a aussi des intolérances à des traitements l’emmenant en réanimation. Puis, une chirurgie lourde mais inespérée. De longues journées en soins intensifs avec des machines imposantes, lumineuses et bruyantes. Une veillée de Noël à son chevet, passée à la regarder somnoler. Le chirurgien, content de son travail, lui promet une année à venir bien meilleure que celle qui s’est écoulée. Puis de nouveau de longs mois de chimio. Contre le crabe, elle a gagné la première bataille.
Une trêve de courte durée
Un an de combat au bout duquel, un seul oncologue a osé murmurer « oui on peut dire que vous êtes en rémission » quand tous les précédents ne lui donnaient que quelques semaines après l’annonce. Trêve tant méritée mais de très courte durée. Elle qui disait « il ne me prendra pas ma tête », le crabe en avait décidé autrement. Il s’est installé tel un hôte indésirable dans le cerveau de ma maman.
Métastases cérébrales. Extrêmement rares voire impossible dans le cas d’un cancer de l’ovaire. Maman est donc l’exception qui confirme la règle. Aucun symptôme hormis des maux de têtes et pourtant il y en a « partout » ! Difficile à croire au moment où maman arrive encore, debout, marchant d’un bon pas, bien que peu assuré, à m’emmener au restaurant, se raccrochant à la vie coûte que coûte. Il n’est pas en train de me la prendre ? Il n’a pas le droit ! Je lui demande de se battre, encore un peu. Je ne suis pas prête à la laisser partir, mais je ne le serai jamais. Les mamans devraient être immortelles.
L’épreuve de la radiothérapie
Il est alors l’heure de faire connaissance avec la radiothérapie à des fins « palliatives ». La radiothérapeute est aussi froide que les machines, elle est debout face à nous qui sommes assises. On dirait une sorte de « dernier jugement ». Maman comprend que cette fois-ci les différentes issues possibles ne sont pas nombreuses. Moi, je me raccroche, j’y crois. Les médecins peuvent se tromper… Après tout, ils s’étaient déjà trop avancés au début en ne nous donnant aucun espoir. Je ne peux pas accompagner ma maman dans le box de radiothérapie, je l’attends dans la salle d’attente. Elle me raconte le masque installé sur son visage telle une muselière pendant la séance de rayons, l’angoisse.
Il s’agit d’une véritable bombe à retardement logée dans sa tête dont on espère simplement repousser l’explosion. Il faut supporter les brûlures, et retraverser la perte physiquement douloureuse des cheveux. Alors que quelques semaines auparavant elle acceptait enfin le reflet de son visage aux cheveux courts, alors que quelques semaines auparavant, elle faisait enfin le deuil de sa chevelure d’antan…
Le grand bonheur d’être mamie
Au même moment, ma sœur attend un petit garçon. Ma jolie grande sœur pour qui l’angoisse de donner la vie tout en perdant sa maman est palpable. Je l’admire beaucoup, elle fait preuve d’une si grande force alors qu’il est si difficile de vivre dans l’incertitude de l’avenir, d’accompagner sa maman dans ce dernier chemin de vie tout en vivant l’attente de ce petit être à naître. Maman vit le grand bonheur de devenir mamie. Elle l’appelle son « petit prince ». Elle est si heureuse de le connaître. Maman est hospitalisée. Chaque jour je suis auprès d’elle. Elle est fatiguée mais elle tient debout, elle marche accrochée à mon bras plus par complicité que par nécessité. Nous faisons le tour des locaux jusqu’à la chapelle de l’hôpital, où la statue de la vierge nous regarde bien impuissante. Le lendemain, maman ne peut plus marcher comme la veille, elle fatigue davantage et s’appuie sur moi. Le surlendemain encore un peu plus, le tout associé à de nouvelles douleurs…
Surchargé, le système médical peine à nous répondre
Pendant un mois et demi nous sollicitons les médecins de l’hôpital afin de comprendre les douleurs de notre maman, et pour que quelque chose soit fait pour y remédier. Nous sollicitons des médecines alternatives, des oncologues, etc. En vain. Personne ne semble réagir. Son oncologue, surchargée de travail, ne s’attarde pas et parle d’un simple besoin de rééducation mais pas de place dans les structures adaptées. On insiste, encore, et encore. On en énerve plus d’un mais tant pis. Le système nous abandonne. Alors que maman ne peut plus bouger les chevilles, un médecin réagit enfin et demande une IRM. Nous sommes à quelques jours de Noël. « Il n’y a plus rien à faire, votre maman fait une méningite carcinomateuse. » Tout tourne autour de moi, le mur sur lequel je m’appuie semble s’effondrer, le visage du médecin se floute, je suis en train de vivre un cauchemar. « Reste debout, ne craque pas maintenant…» Avec beaucoup d’humanité, le médecin lui explique ce qu’il se passe. Maman comprend, elle me regarde avec des yeux brillants. Elle est résignée. Le temps est désormais plus compté encore qu’il ne l’était déjà.
Accompagnée jusqu’à sa dernière respiration
Nous profitons de chaque instant. Ma sœur et moi passons de longues heures au chevet de notre maman. Tant que ses bras le peuvent, ils enlacent son petit-fils. Un énième Noël à la saveur bien particulière, celle du dernier, de l’inéluctable dernier Noël. Je dors les dernières nuits auprès d’elle. Sa main dans la mienne. Nos échanges sont brefs, l’extrême fatigue nous les vole. La souffrance est là, elle l’empêche de se reposer. Mes massages qui, jusqu’ici, l’aidaient à s’endormir, n’y font plus rien. Il faut se battre, toujours, pour que les antidouleurs arrivent rapidement. J’admire le travail des infirmières mais leurs effectifs réduits et leurs conditions de travail nuisent considérablement aux patients. Par notre présence, nous luttons pour elle contre ce système qui abandonne les malades malgré lui. Peu à peu maman se réveille de moins en moins, mais elle nous entend et réagit à nos voix. Elle tend doucement les bras vers des choses que seule, elle, peut entrevoir. Comme si quelqu’un venait la chercher, la délivrer. Nous avons accompagné chacune de ses respirations, jusqu’à la dernière. Cette dévastatrice dernière.
Une absence dévorante
Bien au-delà d’une simple image, à cet instant, maman s’en est allée avec une partie de moi, laissant un vide immense, le néant au creux de mon ventre… La suite, ce n’est que de la survie. Il paraît qu’il faut du temps, que « la vie continue » mais c’est inentendable. Elle continue simplement car la terre ne cesse de tourner. Pourtant, c’est comme si c’était hier que la maladie arrachait notre maman à nos bras. Pour nous, le temps qui passe nous rappelle simplement à chaque instant, tous les précieux souvenirs que le crabe lui a volés. Aujourd’hui, il nous reste des écrits, vestiges d’un journal de la maladie, des photos, des milliers de SMS, son odeur sur des vêtements… C’est un bien piètre résumé d’un parcours tellement difficile et riche d’évènements si douloureux et si forts.
Adoucir le quotidien de nos proches
Je voudrais transmettre un message important, peut-être un peu « bateau » : ne jamais perdre espoir. Le cancer vous apprend que l’on ne peut rien anticiper, ni prévoir, tant dans un sens que dans l’autre. Alors, il vaut mieux choisir d’espérer. À tous ceux qui accompagnent leurs proches malades : coucounez, bichonnez. Sachez aussi vous effacer quand ils vous le demandent, mais pas complètement. Parfois la colère et le désespoir les poussent à vous rejeter, même s’ils ont besoin de vous. Vous savez au fond de vous ce que vous devez faire. Faites ce que vous savez faire de mieux : aimez, écoutez, prenez soin, ou soyez juste là. On ne fait pas tout, la maladie les isole malgré notre présence, on peut simplement adoucir leur quotidien devenu si insupportable.
Les signes que nous envoient les disparus
Dans la mesure du possible, ne restez pas seul, pour être des aidants solides, il vous faut vous ressourcer. Si mon témoignage peut apporter ces quelques conseils, je me dirai que je n’ai pas subi et vécu cette épreuve totalement pour rien. À celles et ceux qui ont perdu leur proche, soyez attentifs aux signes de leur présence. Ils sont seulement passés dans le monde invisible. Si vous savez les recevoir, leurs messages seront nombreux. Les signes sont là pour nous aider à survivre à leur départ. Il s’agit là d’une autre histoire. Les mots que j’emploie sont peut-être durs, mais il s’agit aussi d’ouvrir les yeux au monde des biens portants qui, tranquillement installés dans leur quotidien, se disent que ça n’arrive qu’aux autres. Je ne me fais pas d’illusion, peu d’entre eux liront ce genre de témoignages.
Construire des ponts entre les deux mondes
Il faut savoir que c’est terrible pour les malades et pour leurs proches d’être confrontés à tant d’ignorance et d’évitement. Ne faites pas comme si de rien n’était, ne nous fuyez pas, parlez-nous, parlez-leur… Ne vous lassez pas d’un ami malade même s’il récidive pour la énième fois et que vous « êtes habitués » à ce qu’il s’en sorte, ne minimisez pas ses confidences, ne les abandonnez pas. Ne vous lassez pas de la souffrance des endeuillés sous prétexte que « le temps est passé et que ça doit sûrement aller mieux ». Non, ca ne va pas mieux. Ce n’est pas parce qu’il y a un fossé entre ces deux mondes qu’il ne faut pas construire de ponts. Ils ont besoin de vous. Nous avons besoin de vous. Accompagner ma maman fut à la fois merveilleux et si douloureux. Je n’ai aucun regret, si ce n’est de ne pas avoir réussi à la sauver.
À mon mariage, des rafales sur la flamme de la bougie signent sa présence
Après son départ, je me suis sentie comme seule survivante après un crash d’avion, avec toute la culpabilité que cela comporte. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, et elle, non, malgré ce combat acharné que j’ai mené si fort à ses côtés.
Deux ans et demi après son terrible départ, je me suis mariée. Le 17 août 2019. J’ai épousé la femme de ma vie. Mon pilier, celle qui m’a donné une dose d’amour tellement forte qu’elle m’a rendu capable de tout affronter. Et pourtant. Me marier c’était me projeter dans l’avenir, vivre, être heureuse, et accepter d’être encore en vie après la bataille alors que je n’espérais que pouvoir rejoindre ma maman. C’était accepter de me marier sans elle… Ma compagne est restée malgré la douleur qui me métamorphosait souvent. Malgré la colère, la tristesse, que je ne contrôlais absolument pas. Mais nous avons réussi, nous nous sommes mariées, j’ai survécu. J’ai dû apprivoiser cette terrible douleur, cette absence dévorante, tout en me projetant dans les plaisirs de la vie et les projets. Ce fut une magnifique cérémonie lors de laquelle ma jolie maman était présente : une bougie allumée et des magnifiques rafales de vent dès que nous parlions d’elle. Elle m’a montré que par la nature, en plus de tous les signes qu’elle m’envoie, elle était toujours là, toujours présente. Soyez-en sûre, nos défunts sont là, toujours, et veillent sur nous à chaque instant.
Merci de m’avoir lue.
Mathilde D.
(1) L’ascite (du grec askítês « hydropisie ») est définie par la présence de liquide sérofibrineux dans la cavité péritonéale.
Dahmani
20 Nov, 2022 à 00h27